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Personnaliser

Quand enseigner perd (un peu) de son sens

Quand enseigner perd (un peu) de son sens

Témoignage d'une prof qui aime toujours son métier !

Et cette prof, c'est moi !

Il y a quelques jours, en discutant avec Alain, mon collègue, ami et fidèle compagnon de route (autant que compagnon de doutes), j’ai mis des mots sur un malaise que je traînais depuis quelque temps mais sur lequel je n'arrivais pas à mettre de mots.
Je lui ai dit :

« Ce n’est pas que je n’aime plus enseigner. C’est juste que… ça a perdu de son sens. »

Et rien qu’en le disant, j’ai senti un poids tomber.
Parce que c’est vrai : j’aime toujours mes étudiants, j’aime toujours la transmission, j’aime toujours les moments de classe où ça rit, où ça vit, où ça circule.
Mais je me rends compte qu’aujourd’hui, enseigner comme avant ne suffit plus.

36 heures par an : que peut-on vraiment transmettre ?

A l'université dans laquelle je travaille, un semestre d’anglais équivaut à 18 heures de cours, réparties sur 9 semaines.
Soit… 36 heures par an.
36 heures pour s'ouvrir à une langue, une culture, une façon de penser.
36 heures pour accompagner des jeunes adultes vers une compétence qui, pour beaucoup, sera jugée « indispensable » dans leur vie professionnelle.

Et dans ces 36 heures, il faut tout faire : des évaluations, des supports à préparer, des notes à justifier, des absences à gérer, des corrections à rendre…
Alors on saupoudre.
On effleure des thèmes, on survole des notions, on fait de notre mieux — mais au fond, on sait que ce n’est pas assez.

Une époque où tout (ou presque) est à portée de clic

Quand j’étais étudiante, parler anglais voulait dire : trouver un correspondant, voyager, écouter la BBC ou regarder Friends sans sous-titres sur une chaîne satellite.
Aujourd’hui, mes étudiants ont ChatGPT, YouTube, TikTok, Tandem, Duolingo, les jeux en ligne avec des anglophones du monde entier.

Ils peuvent apprendre une langue autrement, partout, tout le temps, et souvent avec plus de plaisir qu’en salle 206 un jeudi matin à 8h.


Alors parfois, je me demande :

À quoi je leur sers, moi, exactement ?

Je ne suis plus la passerelle vers l’anglais.
Je suis une présence humaine dans un océan d’algorithmes et de contenus.

Ce que la machine ne remplacera pas

Et c’est peut-être là, justement, que réside encore le cœur de mon métier.
Ce qui fait que je tiens, que je reviens, que j’y crois encore.

Parce qu’au fond, ce que j’apporte, ce ne sont pas que des mots.
C’est un climat.
C’est une énergie.
C’est une attention sincère.

Quand je vois un étudiant baisser la tête parce qu’il n’ose pas parler, je sens ce qui se joue derrière : la peur d’être ridicule, le poids du regard des autres, la honte de « mal dire ».
Alors je fais une blague, je souris, je détends l’atmosphère.
Et parfois, ça suffit pour qu’il ose.

Ce jour-là, je n’ai pas enseigné l’anglais.

J'ai enseigné la confiance.

Enseigner, ce n'est pas transmettre du savoir : c'est relier !

Les neurosciences le confirment : on apprend mieux quand on se sent en sécurité émotionnelle.
Le professeur Stanislas Dehaene parle d’un « cerveau apprenant » qui s’ouvre grâce à la curiosité, au plaisir, à la bienveillance.


Et selon une étude de l’Université de Cambridge (2022), la qualité de la relation enseignant–étudiant influence davantage la réussite que la méthode d’enseignement elle-même.

Alors oui, les IA peuvent traduire, corriger, expliquer, simuler.
Mais elles ne peuvent pas relier.
Elles ne peuvent pas créer cette bulle de confiance où l’on ose se tromper, où l’on rit ensemble, où l’on apprend à être soi.

Redonner du sens à ce qu'on fait

Je crois que beaucoup d’enseignants ressentent ce décalage aujourd’hui.
Nous ne sommes pas fatigués de nos élèves.
Nous sommes fatigués de ne plus avoir le temps et l’espace de faire ce pour quoi nous sommes faits : accompagner humainement.

Alors j’essaie de remettre du sens dans les interstices :
dans les sourires, les silences, les petites discussions avant le cours, les encouragements après une présentation.
Dans la manière d’être, plus que dans le programme.

Et je me dis que si mes étudiants sortent en ayant un peu plus confiance en eux, en ayant senti qu’ils avaient leur place, qu’ils pouvaient parler, essayer, se tromper… Alors, peut-être, j’ai encore servi à quelque chose.

En un mot :

Ce n’est pas que je n’aime plus enseigner.
C’est juste que j’essaie d'apprendre à le faire autrement, à trouver du sens ailleurs que dans la transmission de l'anglais, dans un monde qui a changé plus vite que nos classes.
Et si je continue, c’est parce que je crois encore à cette évidence simple :

Tant qu’il y aura des êtres humains, il y aura besoin d’humanité.

Et c’est peut-être ça, finalement, le plus bel apprentissage que je puisse encore offrir.

Pour aller plus loin

Quelques lectures qui m’ont éclairée :